Tout le monde aime la Nature. Mais quand on parle de Nature, de quoi parle t’on vraiment ? Spontanément, on pense aux oiseaux, aux arbres et aux papillons, un week-end à la campagne. Observons plus attentivement : cette vache qui broute dans un pré ? Est-elle « naturelle » ? Ce chien qui jappe ? Ce paysage de bocage ? Le Bois de Boulogne ? Dans l’imaginaire commun, le mot nature désigne ce qui n’a pas été touché par la main de l’homme. On concevra alors que cette vache sympathique issue de cinq mille ans de sélection n’est pas si naturelle. Ou encore que notre paysage limousin tellement bucolique a été façonné par des milliers de générations de paysans. Pour voir de la Nature, de la vraie, avec une majuscule, il faudra donc aller regarder du côté de la faune sauvage, des grandes forêts primaires et des océans. Mais il est vrai que la frontière entre nature et culture n’est pas si claire. Le feu de nos ancêtres préhistorique était-il naturel ? Le mode de vie des Bushmen du Kalahari est-il naturel ? Saviez-vous que l’Amazonie a été habitée par l’Homme durant des milliers d’années et que ce dernier a durablement impacté son écologie ?
A partir de ses études de terrain chez les Shuars d’Amazonie (les fameux Jivaros), l’anthropologue Philippe Descola a longuement démontré que le concept de Nature est une construction culturelle qui n’a rien d’universelle. Ainsi, les Shuars se perçoivent dans un ensemble continu dans lequel ils ne sont nullement au sommet de la hiérarchie cosmique ou biologique. Également, pour eux, mais pour bien d’autres peuples dits « premiers », les non-humains ne sont pas des objets mais des personnes à part entière avec lesquelles il est possible de nouer des relations. On peut spéculer que l’apparition d’un sentiment de rupture avec le reste du Vivant soit apparu au Néolithique lorsque les habitations se sont retrouvées isolées par des enceintes. Dès lors, le monde humain se retrouvait physiquement et spirituellement séparé du monde non-humain. On remarquera d’ailleurs que c’est à cette même époque que les représentations anthropomorphiques, jusqu’ici rares, voire exceptionnelles, deviennent prépondérantes dans les motifs sculptés. Dans la Rome impériale, le mot Natura n’a pas encore pris le sens de non humain. En revanche, on oppose la silva, la forêt, qui a donné le mot sauvage, à la civitas, la cité, qui a donné le mot civilisé.
De fait, cette opposition entre nature et culture a été conceptualisée par Aristote. Ce grand classificateur du Vivant, qui posé les fondements de la pensée scientifique, a opposé la phusis des Grecs, équivalent du concept latin de Natura et qui signifie « l’ordre des choses », à la techné, supposée spécifique à l’Homme et extérieure à cet ordre « naturel ». Mais la techné (ou la culture) est-elle vraiment le propre de l’Homme ? Il aura fallu plus de deux mille ans pour remettre en question ce poncif. Avec l’essor des Sciences du Vivant et plus particulièrement de l’Ethologie, discipline fondée par Konrad Lorenz, on réalise que le concept de culture est applicable à un certain nombre d’animaux : dauphins, primates, éléphants, baleines, oiseaux, ne sont pas les machines animées imaginées par Descartes. Un exemple, les merles limousins ne chantent pas exactement comme leurs coreligionnaires parisiens. On peut observer des variations régionales, un accent, un patois. De même, d’un clan de chimpanzés à l’autre, les techniques et les comportements varient et sont transmis par mimétisme. On peut parler de culture propre à un groupe. Un même, vous connaissez ? Ce sont ces images qui circulent sur Internet. Un même est à la culture ce qu’est un gène à la biologie. A la génétique, on peut ajouter la mémétique, c’est à dire des schèmes comportementaux appris et non innés : un chant, une façon de faire. Objet de toutes les spéculations philosophiques, le propre de l’Homme reste encore à déterminer. Le consensus actuel est qu’il existe une différence de degré et non de nature.
Nature, encore ce mot incontournable. Ici, il prend le sens d’essence fondamentale, ontologique. La méthodologie philosophique enseignée en terminale prescrit de commencer tout questionnement par une définition des termes. De quoi parle t’on vraiment ? Etres de langage, nous avons tendance à confondre nos discours, nos représentations, avec la réalité. En soi, la Nature n’existe pas, n’est pas un objet mais un pur concept métaphysique. Pire encore, sa polysémie favorise une certaine confusion. Pour comprendre le sens des mots, il faut comprendre leur évolution en remontant si possible jusqu’à leur origine. C’est l’objet de l’étymologie. Que dit l’étymologie du mot nature ? Le Natura des latins, qui signifie donc l’ordre des choses (à quelle époque exactement ? Voilà qui n’est pas déterminé) provient du verbe nascor, naître, croitre, pousser, prospérer. Il renvoie à l’idée d’une graine qui contient en son sein toute son développement futur. L’idée de Nature s’inscrit donc dans une vision cosmologique avec un commencement et une évolution. Le récit que nous propose la Science contemporaine correspond très exactement à cette intuition antique : lors du Big Bang, d’infimes variations de la dispersion de la matière initiale dans l’espace (et dans le temps !), ont déterminé la totalité des lois physiques qui régissent l’Univers. L’apparition des étoiles, de la Vie sur Terre, de l’Homme, tout était là, latent, dès le début.
Voilà qui devrait nous rassurer. L’Homme, la bombe nucléaire, la mégalomanie furieuse de nos dirigeants et des oligarques, la folie administrative, la destruction en cours du Biome, tout est dans l’ordre des choses. Et oui ! Quand on y pense, tout cela procède d’un enchainement logique de causes et d’effets. Ainsi que l’avait perçu Nietzsche, l’Univers, la Nature, n’a que faire de notre morale trop humaine. Le Bon n’est bon que parce que nous le jugeons bon. Ainsi que le disait Wilde, « la beauté n’existe que dans les yeux de celui qui regarde ». Mais comme la lumière du soleil, nos morales (car, est-il utile de le rappeler, ce mot devrait toujours être utilisé au pluriel) sont elles aussi l’héritage d’un long processus évolutif physique et naturel, biologique et culturel.
N’en déplaise à Aristote, on peut dire que cette acceptation moderne de la Nature de laquelle l’Homme s’exclut lui-même (on pensera ici au mythe de la chute dans la Genèse)a engendré une névrose civilisationnelle. L’Homme est un animal pensant mais il n’est qu’un animal, agit par des instincts primitifs hérités de notre Histoire évolutive. Et comme le dit le proverbe, « Qui veut faire l’ange fait la bête ! » C’est ainsi qu’au nom de la Civilisation, nous avons commis les crimes les plus barbares. Génétiquement, nous sommes plus proches des chimpanzés qu’il n’y a de différence entre un chat et un lion. Le concept de Nature dans son sens vulgaire est une croyance parareligieuse, un mythe culturel, en aucun cas une réalité physique ou biologique. Quand bien même nous sommes capables d’envoyer des hommes dans l’espace pour quelques semaines, nous restons déterminés par notre condition animale et tributaires du bon fonctionnement du Biome planétaire.
Ici et là, il est courant d’entendre que l’Homme est un cancer pour la Planète. D’un certain point de vue, ce n’est pas faux. A condition de nuancer le propos : un cancer survient lorsque des cellules du corps se mettent à proliférer sans plus respecter la mission vitale à laquelle elles sont normalement assignées, l’ordre naturel des choses. Contrairement à l’idée reçue, la Nature n’est pas parfaite. Il faudrait donc dire que certains Hommes sont un cancer pour l’Humanité. Et il faudrait alors préciser quel devrait être cet ordre naturel de notre Humanité. Moi qui ne suis qu’un petit paysan limousin, je n’oserais me hasarder dans cette aventure vertigineuse. Bien sur, il est dans l’ordre des choses que les paysans soient un peu philosophes et je peux avoir mon idée sur la question. Mais j’ai déjà dit bien trop de mots pour ce soir et il me faut avant tout m’occuper des affaires de ma ferme. Ce sera donc pour une autre fois. Chaque chose en son temps.
Jean Tenant – La Côte
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