La cueillette du sureau est mon moment préféré dans l’année. J’utilise une gaule d’environ un mètre quarante, qui me sert à crocher les branches souples pour les ployer. Je l’ai fabriquée à partir d’un rejet en coudrier bien droit dans le départ duquel j’ai sculpté un bec d’oiseau. J’ai aussi deux hottes de cueillette. L’une vient de Birmanie. Elle est en bambou, légère, solide et pratique. On la porte sur la hanche et on peut la rejeter derrière soi d’un simple mouvement du bassin. L’autre vient de Madagascar. C’est un cabas en feuilles tressées qui peut se porter sur la poitrine ou sur le dos. Ce sont des objets simples, efficaces, conçu et utilisé par des milliers de générations de cueilleurs. Ils permettent d’avoir des gestes rapides et ne s’accrochent pas dans les branches.
Des sureaux, il y en a partout dans la campagne limousine. Mais tous ne donnent pas pareil. Un sujet mature, bien exposé, les pieds dans un sol riche, peut faire des corymbes de 30 cm alors que celles d’un autre perdu dans les bois ne feront que 5 cm à 10 cm. Au fur et à mesure des années, je me suis construit un parcours autour de nos parcelles. Je taille mes arbres en têtards pour qu’ils soient faciles à cueillir. Trop hauts ou trop ramifiés, on ne peut pas accéder aux corymbes. Et puis les vieilles branches sont trop raides. J’ai donné des petits noms à mes arbres les plus généreux. Je commence ma tournée avec Entrar, le sureau de l’entrée. Le pauvre a été torturé par une sorcière pendant des années. C’est que tout le monde n’aime pas le sureau. Pour moi, c’est l’arbre aux fées mais pour des esprits chagrins et ignorants, c’est l’arbre des sorciers. Cette légende a d’ailleurs été reprise dans Harry Potter. Plus loin, il y a Victor et Nestor, les deux stars du chemin du Poulier. Je les ai sauvé de l’épareuse du cantonnier qui les avait honteusement déchiquetés. Pour lui, tout ce qui n’est pas planté est forcément de la mauvaise herbe. Si les cantonniers étaient formés à la gestion de biodiversité, nos campagnes auraient un autre visage. En attendant, j’ai vigoureusement protesté pour qu’il n’y touche plus. Ma hotte commence déjà à être chargée. Avec ma gaule, je croche les branches pour les amener à ma hauteur. Mon travail est rapide, précis, inspiré par le souvenir de gestes répétés depuis des dizaines de milliers d’années. C’est que dans notre Histoire, on a cueilli plus de plantes qu’on a chassé de mammouths. Il y a aussi Chapichapo, le sureau du Chateau d’Eau. Deux ans après une taille sévère, il redonne enfin à plein.
Sur les corymbes, je rencontre tout un monde : des gros bourdons un peu paresseux, des scarabées émeraudes, des carabes et des guêpes solitaires. Au début, j’étais très poli. Si une fleur était occupée, je passais mon tour, voyant que la place était déjà prise. Aujourd’hui que je suis devenu un paysan grossier, je ne fais plus tant de manières. Je pousse l’insecte ivre de nectar d’une chiquenaude et je m’approprie l’objet de ses attentions. Sans remords. Sinon, je ne cueillerais pas grand chose tant il y a d’insectes chez nous. En revanche, je prends soin de ne pas prendre toutes les fleurs. Celles que j’épargne deviendront des baies qui nourriront les oiseaux. Mon parcours me fait faire une jolie balade depuis les fonds humides, les bois ensauvagés, jusqu’au sommet de la côte. J’en profite pour saluer mes brebis anarchistes et mes ânes libertaires. Pour les européennes, entre la peste et le choléra, ils ne sont pas encore bien décidés. A vrai dire, ils sont un peu désespérés par le spectacle pitoyable du monde politique et ils n’y croient plus. Je compatis. Je les incite quand même à voter car d’autres ne s’en priveront pas. Ils opinent. Sur un malentendu, ça peut toujours marcher. Dans la zone humide, des reinettes chantent tout l’amour du monde. Une courtilière stridule. Plus haut dans la forêt, sa majesté le chêne pédonculé, accompagné de sa suite de sapins Douglas, règne, hautain, souverain, silencieux. Une huppe est posée sur son houppier. Sur une souche, je repère une laissée de Ginette, la genette qui gîte juste à côté. Je vois dans sa crotte que la coquine s’est gavée de merises. Ma hotte une fois pleine, je m’installe sous le tilleul de la maison pour émonder mon larcin. L’émondage consiste à supprimer le maximum de tiges, qui pourraient donner de l’amertume. Les corymbes sont étalés sur un drap et les mains s’activent. C’est un travail qui nécessite patience et dextérité. Il fait bon à l’ombre du tilleul. Lui, c’est Titi son petit nom. Pour la tisane, on émonde très fin, jusqu’à l’avant dernier pédoncule. On pourra se permettre d’en laisser un peu plus pour le sirop. La suite se passe au séchoir. Les fleurs sont étalées en une fine couche d’un centimètre d’épaisseur qui séchera au noir et à froid en moins de quarante-huit heures. Le temps du séchage, la pièce est envahi par un parfum suave. Puis, le sureau est rangé dans des grands sacs d’où on le ressortira pour composer nos tisanes.
Nos clients pourront profiter des vertus détoxifiantes de l’arbre aux fées, dans la tisane Détox, ou tranquillisante dans la Tisane Ciel Tranquille. Nous travaillons aussi le sureau en sirop. Il est agréable avec presque tout. Certains lui trouvent une ressemblance avec le liitchi. Pour moi, il ressemble surtout au sureau. En sirop, mélangé à du vin blanc, une bière blonde ou même du champagne, il donne un kir très agréable. Il se marie très bien avec la pomme, dans une tarte ou un cidre. Mathilde fait aussi des gelées de sureau et du sucre parfumé pour la pâtisserie. Au fur et à mesure que notre production augmente, nous créons de nouveaux produits. Il y a tellement de possibilités avec les plantes.